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Commentaire composé, l’aveu de Phèdre

Le commentaire composé ou commentaire littéraire, ou commentaire de texte, c’est un gros morceau de l’année de première ! Les conseils de méthode ne manqueront pas de venir, mais souvent vous laissent un peu démunis face à cette montagne qu’il faut franchir lorsque c’est à vous de rédiger votre premier commentaire.

Mes élèves souvent me disent : “Tout ça, c’est très bien, on a bien compris le principe, mais comment fait-on concrètement ? Pouvez-vous nous proposer un commentaire déjà rédigé en entier pour que l’on ait un modèle de ce qu’il faut faire ?”

L’imitation d’un modèle, et la répétition pour s’approcher de ce modèle sont des notions qui ne sont plus très en vogue dans la pédagogie d’aujourd’hui. Il en a été autrement cependant par le passé. L’époque classique, fondait en effet l’essentiel de son projet esthétique sur ce qu’elle appelait “l’imitation des Anciens”, désignant par là l’Antiquité gréco-romaine. J’ai donc, à “l’imitation des Anciens”, qui étaient les modernes d’autres anciens plus anciens qu’eux, décidé de vous fournir pour l’exemple ce commentaire de l’acte II, scène 5 de Phèdre de Racine, la scène dite de l’aveu.

Prenez-le donc pour un modèle dont vous pouvez vous inspirer, mais qui est loin d’être parfait : Il est tout d’abord assez succint et loin de couvrir toutes les subtilités du texte. Il est aussi rédigé dans un style et avec un vocabulaire qui sont ceux d’un adulte, professeur de littérature. Vous seriez fort mal inspirés d’en faire un copier-coller pour le présenter, la bouche en coeur, à votre prof ! Vous seriez piqués direct pour “imitation des anciens”, ce qui se dit “plagiat” de nos jours… parents convoqués, devoir supplémentaire et tout le tralala, vous voyez ce que je veux dire !

 

A suivre donc dans l’ordre :

  1. Le texte
  2. Le commentaire de texte
  3. La lecture analytique en vidéo et en 10 minutes, selon le format de l’oral

 

Le texte

 

Racine, Phèdre (1677)

Acte II, scène 5

 

PHEDRE

Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !

Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :

J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc

Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;

Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le cœur d’une faible mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé :

C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;

J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;

Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.

De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :

Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…

Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haïr :

Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !

Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !

Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :

Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !

Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;

Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.

Impatient déjà d’expier son offense,

Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.

Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,

Si ta haine m’envie un supplice si doux,

Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,

Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ;

Donne.

 

Le commentaire

Lorsque Racine fait représenter Phèdre en 1677, il est au sommet de sa gloire de dramaturge et s’attaque à un sujet à la fois commun et difficile. Commun, car il est fréquent à l’âge classique qui prône l’imitation des Anciens, de prendre pour sujet de tragédie de grands héros issus de l’Antiquité. Difficile aussi, car Phèdre est une héroïne de l’extrême, qui par la violence de son amour illicite, viole les lois divines et humaines, et propose un défi aux règles du théâtre classique, notamment celle de la bienséance.

Elle brûle donc, cette Phèdre, d’un amour incestueux pour son beau-fils, Hippolyte, fruit d’un premier mariage de Thésée, son époux. Lorsque l’on apprend, à la fin du premier acte, la mort de Thésée, la question se pose de sa succession. Oenone, la servante de Phèdre, engage alors sa maîtresse à aller parler à Hippolyte pour lui réclamer la clémence envers son tout jeune fils, possible rival d’Hippolyte pour le trône. Une fois devant l’objet de son amour cependant, le discours de Phèdre change de cours et elle est amenée, presque malgré elle à faire à Hippolyte l’aveu de sa flamme dans cette célèbre tirade de l’acte II, scène 5.

Nous verrons donc Phèdre exprimer dans son monologue toute la violence d’un amour qu’elle sait coupable. Devant l’étonnement extrême d’Hippolyte, elle se justifiera en lui offrant une interprétation nouvelle des épisodes passés, mais achèvera en laissant libre cours à son désir de mourir.

 

 

 

L’aveu, qui avait déjà été fait à l’acte I, par Phèdre à sa servante Oenone, gagne ici en intensité. Elle se trouve effectivement devant Hippolyte lui-même. La violence du sentiment tient en une phrase, très synthétique, qui se détache du reste du vers : « J’aime. » (vers 4) Cependant, il est en quelque sorte introduit et préparé par les vers qui précèdent et qui en sont comme une introduction. Phèdre y parle curieusement d’elle-même à la troisième personne « connais donc Phèdre… », comme si elle voulait préparer un cadre à cette parole dite à la première personne et qui tombe comme un coup de tonnerre, ce « J’aime » qui stupéfie Hippolyte. La violence du sentiment est reconnue et énoncée par Phèdre qui parle de « sa fureur » au vers 3, mais qui marche également de conserve avec sa conscience de la faute.

Elle anticipe en effet, aux yeux d’Hippolyte, de possibles excuses qu’elle aurait, en niant son innocence et son assentiment. Le vers 5, introduit par la formulation négative « Ne pense pas… », sépare en deux hémistiches bien distincts cette innocence, qu’elle n’a pas, non plus que son approbation. Elle qualifie d’ailleurs elle-même son amour de « fol » au vers suivant et exprime sa division intérieure en rapprochant dans la rime les deux pôles de sa personnalité que sont la « raison » au vers 6, et l’amour, appelé métaphoriquement « poison » au vers 7.

Elle insiste elle-même encore davantage sur la conscience de sa faute, en se désignant sous le terme d’ « Objet infortuné » (vers 8) et en se jugeant comme de l’extérieur, par l’emploi du verbe réflexif « Je m’abhorre » (vers 9). Mais cette conscience coupable marche paradoxalement de pair avec un effort pour se disculper et alléger en quelque sorte sa responsabilité. Les coupables sont désignés avec insistance, ce sont « Les dieux », dont l’anaphore fait résonner le pouvoir de nuisance en face d’une « faible mortelle » (vers 13). Les dieux ont porté au cœur de Phèdre le « feu » (vers 11), métaphore qui souligne le côté incontrôlable de la passion, qui a contaminé son « sang » (vers 11 également) dans un rapprochement où la couleur rouge et son symbolisme plurivalent envahit le champ de l’imagination.

C’est donc une femme à la fois coupable et innocente qui fait à Hippolyte cet aveux « honteux » et qui éprouve également, devant sa surprise, le besoin de lui fournir des explications en rappelant le passé.

 

 

L’autre grand mouvement de cette tirade est structuré par l’interlocution directe. Phèdre parle à Hippolyte, présent devant elle, en employant les pronoms de la deuxième personne. « Toi-même en ton esprit… » (vers 14). Il s’agit pour elle dans ce deuxième mouvement de lui fournir des explications, et comme une clé de lecture des événements passés. Elle s’y explique sur son attitude en en fournissant une interprétation renouvelée qu’elle fonde sur sa volonté de provoquer la « haine » (vers 17). Ne pouvant se garantir elle-même contre son amour, elle a alors pensé, de façon stratégique, que le plus sûr rempart en serait Hippolyte lui-même. Cependant, force est pour Phèdre de rapidement constater son échec, sous forme d’une question rhétorique au vers 18 : « De quoi m’ont profité mes inutiles soins ? », à laquelle elle répond elle-même par une formule antiphrastique « je ne t’aimais pas moins. », qui signifie bien en réalité qu’elle l’en aimait davantage. La fatalité de cet amour incontrôlable est résumée dans le vers 20, sa stratégie ayant provoqué des effets contraires à ceux qu’elle espérait : « Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. »

La « faible mortelle » qui se débat alors contre la tyrannie des dieux, qui se font une « gloire cruelle » de la « séduire », apparait bien pathétique à ses propres yeux. Et c’est ce regard qu’elle invite Hippolyte à porter sur elle « Si (s)es yeux un moment pouvaient (la) regarder. » (vers 23). Que verrait, ou qu’aurait vu Hippolyte si ce conditionnel s’était actualisé ? Le spectacle de la souffrance extrême, scandé dans ce tétramètre régulier : « J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes. » qui par la régularité fatale de son rythme indique l’impossibilité d’échapper à la passion qui la dévore.

Ce détour vers le passé revient ensuite vers le présent de l’énonciation et de la situation dramatique. Phèdre y évoque les motifs fallacieux qui ont présidé à leur entretien présent, et les qualifie au vers 28 de « Faibles projets », dévalorisant ainsi la force et l’efficace de sa volonté pour se peindre en position de victime. Ainsi qu’elle le signalait au début de la tirade cependant, elle refuse de se voir « innocente » et de s’ « approuve(r) (elle)-même» (vers 5).

Ce paradoxe de la coupable innocente dont il était déjà question plus haut et qui rentre de nouveau ici en tension, va déboucher sur une fureur qui sera celle de l’autodestruction.

 

 

Le ton change subitement au vers 30 avec le début d’une série de commandements, de verbes à l’impératif, qu’elle lance à Hippolyte. « Venge-toi, punis-moi… » lui intime-t-elle. Elle fait appel pour l’y pousser, au sentiment de sa filiation. Thésée, son père, s’était couvert de gloire en tuant des monstres dont le plus célèbre était le Minotaure. Il s’agit de s’en montrer le « Digne fils » (vers 31) et de poursuivre l’œuvre du père sur ce « monstre » d’un autre genre. Le problème atteint des dimensions cosmiques, il s’étend à tout « l’univers » (vers 32), qui ne peut ignorer ce fait, que Phèdre proclame maintenant comme une nouvelle : « La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! »

Voyant sans doute Hippolyte interdit, elle engage ses incitations plus avant et lui désigne son cœur coupable par un déictique « Voilà… c’est là » (vers 35), soumettant également au regard du public, ne fût-ce que par l’imagination, la partie la plus intime et la plus secrète de son corps. Se mêlent alors de façon insidieuse et troublante, l’expression du désespoir amoureux et l’évocation de la sexualité la plus débridée. Cette « épée », dont Hippolyte est porteur, et qui doit entrer dans le cœur de Phèdre pour en verser le sang, possède un symbolisme éminemment phallique.

Il est notoire de voir jusqu’à quelles extrémités Racine pousse ici les choses. Dans le contexte du classicisme, de la bienséance, de cet art théâtral du XVIIème, fait de mesure et de retenue, on a ici l’expression la plus brutale et la plus crue du jeu que se livrent l’amour et la mort, Eros et Thanatos, lorsqu’ils ne sont plus tenus en bride par aucune restriction. « Frappe » ordonne Phèdre à Hippolyte. Celui-ci, ne réagissant toujours pas, elle entreprend alors, en dernier recours, d’assumer elle-même l’action sous l’œil du spectateur. C’est ici, au point-limite de ce qui est acceptable ou de ce qui est tolérable, au paroxysme de la violence et de l’érotisme, sur ce « Donne », que s’achève la tirade, Oenone interrompant sa maîtresse, bienséance oblige.

 

 

 

Nous avons donc tenté de montrer que Phèdre exprime dans sa tirade la violence paroxystique d’un amour qu’elle sait coupable. Elle s’y justifie en fournissant à Hippolyte des explications destinées à lui faire apercevoir la logique qui soude les événements du passé à ce présent de la représentation, plein de désir de mort auquel se mêle un érotisme sulfureux.

Remercions à la vérité cette exigence classique de la bienséance de ne pas nous livrer le spectacle visuel, la traduction en actes de ce que les mots disent, et admirons la maîtrise de Racine, d’avoir su, en dépit de, ou grâce à cette contrainte, nous faire voir le fond abyssal de l’âme humaine. L’autre grande tirade de Phèdre, le récit de Théramène à l’acte V, narrant la mort d’Hippolyte, saura dans la même veine, faire dire aux mots ce qu’aucune représentation ne saurait montrer.

 

La lecture analytique

 

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