La nouvelle se définit comme un récit court, par opposition au roman, de longueur plus conséquente. Idéalement, la nouvelle peut se lire d’un trait : Coupure dans nos activités quotidiennes, elle est un ilot de fiction, qui nous emmène, grâce à l’art avec lequel est conduit le récit, dans un univers clos et de dimensions réduites, une parenthèse qui se refermant nous laisse reprendre pied dans notre quotidien, à la fois inchangés et curieusement altérés des événements synthétiques dont elle nous a imprégnés.
Ceci est particulièrement vrai lorsque cette forme de récit court s’attaque au genre du fantastique : La réalité commune et bien établie, la réalité sur laquelle chacun se repose comme sur une évidence indiscutée, subit des modifications inédites, des distorsions imprévues, s’aliène et se transforme en quelque chose d’autre, que nous ne reconnaissons plus et qui effraie. Rêve, illusion, perturbation de la conscience, folie… qui sait ? Au détour d’un chemin bien connu, nous nous retrouvons sans l’avoir prévu devant le grand vide de l’inexplicable, devant le mystère de ce qui n’a pas encore de nom et qui est déjà un murmure, que nous écoutons le cœur battant.
Je vous présente ici quelques uns de ces divertissements sérieux qui allient la légèreté de la forme à la persistance des effets. En soyez-vous troublés pour quelques moments, chers amis. Ce sont au demeurant les plus grands maîtres de la littérature qui s’ingénient, par leur art, à vous faire vaciller.
Maupassant sera le plus familier des auteurs à ceux qui ont quitté le collège, et qui en auront peut-être été lassés, à force de répétition. Cependant, quoi de plus brillamment exécuté que ce Horla, rédigé en 1887 et préfiguration de la folie qui emporta l’auteur lui-même peu de temps après. Cette nouvelle au titre tout d’abord énigmatique se présente comme un journal intime, rédigé par un narrateur parfaitement sain d’esprit –du moins le lecteur le prend-il comme tel dans un premier temps. Des manifestations curieuses envahissent rapidement son quotidien au point qu’il doit se résoudre à quitter sa grande maison normande dans laquelle il habite seul, pour se « changer les idées ». Par deux fois ces curieuses manifestations disparaissent grâce à l’éloignement, par deux fois elles reparaissent lorsqu’il revient chez lui. Qu’est-ce que le Horla ? Un homme sain entrain de devenir fou, et qui s’observe et s’analyse avec la partie restée saine de lui-même, notant avec angoisse la progression rapide de son aliénation, ou un fou avéré, qui se rêve en homme normal et qui cherche par l’entremise de l’écrit intime, de l’observation minutieuse de soi, à reconstruire une rationalité, fût-elle délirante, à un monde qui s’est déjà brisé il y a longtemps ? La question ne peut être tranchée et restera ouverte. Reste encore une autre possibilité, qui n’est pas la moins terrifiante : et si le Horla existait vraiment ? C’est du Maupassant, auteur injustement méprisé par ceux pour qui la littérature est affaire de snobisme. Du simple, de l’efficace, du vrai.
Passons le Channel et allons voir de l’autre côté de la Manche l’étrange dédoublement de personnalité que subit chaque nuit le Docteur Jekyll. Personnage respecté et honorable, il se transforme le soir en un effroyable double, un Mister Hyde sans foi ni loi qui va par les rues de Londres commettre les méfaits les plus atroces. Au matin, redevenu lui-même (mais de quelle partie de lui-même s’agit-il ?), le Docteur Jekyll garde le souvenir imprécis, mais horrifié des actes déplorables commis par son double démoniaque. En l’homme ordinaire, en vous et moi, coexistent ces deux tendances contraires du Bien et du Mal. Mais par un procédé de son invention, aux frontières de la science et de la magie, le Docteur Jekyll a réussi à séparer et à incarner ces deux natures distinctes en deux êtres séparés. L’apprenti-sorcier se rendra compte à ses dépends que lorsque la science empiète sur le territoire de Dieu et cherche à se substituer à lui dans son travail créateur, il n’est pas grand-chose de bon à espérer. A cette même conclusion en était également arrivé le Docteur Frankenstein au début du siècle, lorsque horrifié par sa création, il avait voulu la tuer. Robert Louis Stevenson reprend donc, en 1886, dans L’Etrange Cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde, ce thème qui parcourt le siècle, cette interrogation qui continue ensuite jusqu’à nous, sur les limites du pouvoir démiurgique de la science, et plus généralement, de l’activité humaine.
Il serait difficile d’aborder la nouvelle fantastique sans aller faire un tour du côté de la Russie et de sa littérature, passée si soudainement de l’inexistence à la perfection. Alexandre Pouchkine fut l’un des tout premiers maîtres de cette floraison. Lire La Dame de Pique, écrite en 1834 c’est lire un poète qui écrit en prose et qui dissimule ses artifices à ses lecteurs pour leur proposer une histoire qui a les dehors et l’apparence d’une simplicité extrême. Le mystère, pourtant, est épais, tant il est insaisissable, et réside non pas tant dans le fond de l’histoire, que dans la façon dont ses différents éléments sont agencés entre eux. Cette Dame de Pique possède pour moi les charmes inexplicables de ce fantastique russe qui de Nicolas Gogol avec ses Nouvelles de Petersbourg (1843) à Dostoïevski avec Le Double (1846) me fait regretter de ne savoir pas assez bien le russe –je suis entrain de l’apprendre, pour être capable de lire ces textes magiques dans leur langue originale.
Je dois donc me rabattre sur l’anglais, que je maîtrise un peu mieux, sans être pour autant bilingue. Cela me permet toutefois de lire et d’apprécier dans le texte ce conteur virtuose et prolifique qu’est Edgar Alla Poe. Américain originaire de la Nouvelle-Angleterre, ses Histoires Extraordinaires (1856) et ses Nouvelles Histoires Extraordinaires (1857) sont des morceaux à la fois mystérieux et terrifiants servis par une prose impeccable. Baudelaire ne s’y était pas trompé qui le premier avait décidé de le traduire en Français. Toutes ces histoires sont autant de petits bijoux que l’on dévore avec avidité. L’une à peine finie, on est tenté de se jeter sur la suivante et de se laisser aller au tourbillon qui nous emporte loin du monde quotidien. Si je devais n’en évoquer qu’une, ce serait Une descente dans le Maelstrom, que j’avais lu beaucoup plus jeune et qui m’avait fort impressionnée : Au large de la Norvège, un rude gaillard de marin, des heures durant, est pris dans un affreux tourbillon qui l’entraîne au centre même de la Terre. Il n’en ressortira que brisé et vieilli prématurément. A la fois phénomène naturel inexpliqué et descente au fond du gouffre, au fond de l’abime noir et insondable de l’âme humaine, à proximité de ces régions dont il vaut mieux rester éloigner si l’on compte mener le reste de ses jours, une existence normale et réglée.
Je ne peux ici brosser un panorama complet du genre fantastique, cela nous entraînerait beaucoup trop loin et nous amènerait à évoquer entre autres Théophile Gautier, Italo Calvino, Prosper Mérimée, Roald Dahl, E. T. A. Hoffmann, parmi les plus connus. Je ne peux pas non plus, dans le cadre de ce court article parler du fantastique en peinture, et encore moins au cinéma, genre dont les possibilités illusionnistes peuplent à merveille le territoire du fantastique, cet entre-deux, ce no man’s land, à mi-chemin entre le réel et le surnaturel.
Que ces quelques indications de lecture soient donc, comme nous en avons l’habitude, de simples incitations pour vous introduire à ce genre et pour vous permettre ensuite, d’y mener vos propres explorations.