L’ivresse Poétique

Amis de la poésie, bonsoir !

Bonjour ou bonsoir, il est vrai que l’internet ne connait pas d’heure… mais en l’occurrence et pour aujourd’hui seulement, nous allons nous mettre à l’heure du soir, car c’est la plus propice pour le sujet dont nous allons parler :

Il s’agit de nous enivrer !

Le vin, cette boisson divine entre toutes,  a été célébré par les poètes depuis des temps immémoriaux, et l’expérience de l’ivresse, qu’elle soit induite par une liqueur douce et moelleuse, qu’elle soit une ivresse spirituelle, ou même mystique, entretient des rapports étroits avec l’expérience de la poésie. Qui n’a jamais été rendu songeur par les mots et le son étrange qu’ils peuvent rendre à certaines heures ou la clarté baisse ? Qui ne s’est jamais penché sur le mystère de certaines paroles, qui résonnent en véhiculant des couleurs, qui mettent l’imagination en branle et animent le monde de reflets nouveaux et curieux ? Qui ne s’est jamais perdu dans des abimes de réflexions au milieu de la lecture d’un poème ?

Pour aller vers l’insondable et entrer en communication avec l’infini, voici quelques petits conseils de lecture pour ceux qui recherchent l’ivresse en poésie.

  • En commençant par un peu d’exotisme, nous allons nous diriger vers la Perse du XIIème siècle, à la rencontre du génial et énigmatique Omar Khayyâm. Il est l’exemple parfait de ce que la civilisation musulmane, à l’heure de sa plus grande gloire, pouvait produire de grand et de noble. Homme de connaissance universelle, il fut mathématicien, astronome, poète et philosophe. Son œuvre poétique, intitulée « Rubaiyat» ce qui signifie « Quatrains » est l’expression concise et grandiose des grandes questions qui tissent la trame l’existence humaine. Le vin, l’ivresse, l’infini, le mystère de la vie et de la mort sont entrelacés dans ses vers qui voyagent jusqu’à nous sans rien perdre de leur fraîcheur et de leur force d’évocation. Un petit extrait pour vous mettre en appétit :

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« Bois du vin…c’est lui la vie éternelle,

C’est le trésor qui t’es resté des jours de ta jeunesse :

La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres !

Sois heureux un instant, cet instant c’est ta vie. »

  • Continuons dans l’exotisme et les temps reculés, mais cette fois dirigeons-nous vers la Chine médiévale de la dynastie Tang. Li-Po, ou Li-Bai selon les traductions a vécu au VIIIème siècle après J-C. Si l’on sait peu de choses sur sa vie qui fut chaotique, on garde de lui l’image d’un buveur impénitent et d’un jouisseur. Il a laissé dans son œuvre poétique des évocations lyriques de l’ivresse, qui sont autant d’invitations à nous plonger avec lui dans le grand frisson qui passe sous les étoiles. Alors, « Ecoutez là-bas, sous les rayons de la lune… » et dites ce que vous avez vu.

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  • Beaucoup plus proche de nous, comment ne pas parler du « prince des poètes » lorsqu’on évoque l’ivresse ! Les Fleurs du Mal de Baudelaire est un recueil absolument central dans la poésie française et il serait impossible de faire le tour ici, même rapidement de toutes les richesses et de donner une idée de la densité de l’expérience du monde qui s’y exprime. De toute façon, il y a fort à parier que vous ne passerez pas votre scolarité sans qu’il vous soit servi par un prof de Français ou par un autre. Contentons-nous donc de signaler que l’ivresse est vécue par Baudelaire dans toutes ses dimensions : amoureuse, esthétique, spirituelle, mystique, physique, existentielle, et exprimée avec l’exactitude du symbole comme dans le poème suivant :

« Le Poison »

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D’un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d’un portique fabuleux
Dans l’or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remords,
Et charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort!

Si vous avez une copine qui a les yeux verts, vous pouvez lui envoyer en SMS…

  • Restons avec Baudelaire qui s’est intéressé à l’ivresse d’une manière si précise qu’il en a fait le sujet central de son très célèbre essai Les Paradis Artificiels. Il n’est pas seulement question de vin dans ce petit opuscule, mais aussi du haschich et de l’opium, qui étaient très en vogue à l’époque chez les artistes. Le propos de Baudelaire, servi par une prose parfaite, est de souligner les rapports qui existent entre ces ivresses provoquées artificiellement et la création poétique ou plus généralement la création artistique, qui participent toutes d’une altération des facultés ordinaires de l’esprit.

Voilà pour ces quelques conseils de lecture dont la liste est loin d’être exhaustive. Disons que j’ai été à l’essentiel et que j’ai été aussi à ce qui me plaît le plus. J’aurais pu vous parler également d’Apollinaire, d’Alfred de Musset, d’André Chénier, de Rimbaud entre autres, mais il me semble que cela aurait allongé inutilement la liste. Au reste, si le thème vous intéresse et que la poésie vous parle, vous pourrez fort bien poursuivre cette exploration par vos propres moyens. Avec ou sans modération, c’est vous qui êtes aux commandes…